Sur le maitre ignorant
Mise en ligne le lundi 1er novembre 2004
Nous sommes réunis ici pour parler de la vertu des maîtres. J’ai écrit un ouvrage qui s’appelle Le Maître ignorant. Il me revient donc logiquement de défendre sur ce sujet la position apparemment la plus déraisonnable : la première vertu du maître est une vertu d’ignorance. Mon livre raconte l’histoire d’un professeur, Joseph Jacotot, qui fit scandale dans la Hollande et la France des années 1830 en proclamant que les ignorants pouvaient apprendre seuls sans maître pour leur expliquer, et que les maîtres, de leur côté, pouvaient enseigner ce qu’ils ignoraient eux-mêmes. Au soupçon de faire commerce de paradoxes faciles s’ajoute donc celui de se complaire dans les vieilleries et les extravagances de l’histoire de la pédagogie. Je voudrais pourtant montrer qu’il ne s’agit pas là de plaisir du paradoxe mais d’interrogation fondamentale sur ce que savoir, enseigner et apprendre veulent dire ; pas de voyage dans l’histoire de la pédagogie amusante mais de réflexion philosophique absolument actuelle sur la manière dont la raison pédagogique et la raison sociale tiennent l’une à l’autre. Je vais tout de suite au cœur de la question. Qu’est-ce que cette vertu d’ignorance ? Qu’est-ce qu’un maître ignorant ? Pour bien répondre à cette question il faut distinguer plusieurs niveaux. Au niveau empirique le plus immédiat, un maître ignorant est un maître qui enseigne ce qu’il ignore. C’est ainsi que Joseph Jacotot se trouva par hasard, dans les années 1820, enseigner à des étudiants flamands dont il ne connaissait pas la langue et qui ne connaissaient pas la sienne, par l’intermédiaire d’un ouvrage providentiel, un Télémaque bilingue alors publié aux Pays-Bas. Il le mit entre les mains de ses étudiants et leur fit dire par un interprète d’en lire la moitié en s’aidant de la traduction, de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris, de lire cursivement l’autre moitié et d’écrire en