L'île des esclaves , marivaux , scène 10
Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin.
CLEANTHIS, en entrant avec Euphrosine qui pleure. Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin.) Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate ? Pourquoi avez-vous repris votre habit ?
ARLEQUIN, tendrement : C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi.
Il embrasse les genoux de son maître.
CLEANTHIS : Expliquez-moi donc ce que je vois ; il semble que vous lui demandiez pardon ?
ARLEQUIN : C'est pour me châtier de mes insolences.
CLEANTHIS : Mais enfin notre projet ?
ARLEQUIN : Mais enfin, je veux être un homme de bien ; n'est-ce pas là un beau projet ? je me repens de mes sottises, lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi ; et vive l'honneur après ! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.
EUPHROSINE : Ah ! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous !
IPHICRATE : Dites plutôt : quel exemple pour nous ! Madame, vous m'en voyez pénétré.
CLEANTHIS : Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi ! que cela est vilain, de n'avoir eu pour mérite que de l'or, de l'argent et des dignités ! C'était bien la peine de faire tant les glorieux ! Où en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions point d'autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s'il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu'il nous faut, voilà ce qui est