Annie ernaux - la honte
La honte
Gallimard
Annie Ernaux a passé son enfance et sa jeunesse à Yvetot, en Normandie.
Agrégée de lettres modernes, elle a été professeur au Centre national d'enseignement à distance. Elle vit dans le Val-d'Oise, à Cergy.
À Philippe V.
Le langage n'est pas la vérité. Il est notre manière d'exister dans l'univers. Paul Auster
L'invention de la solitude
Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l'après- midi. J'étais allée à la messe de midi moins le quart …afficher plus de contenu…
À l'intérieur, la signature du photographe. On voit une fille au visage plein, lisse, des pommettes marquées, un nez arrondi avec des narines larges. Des lunettes à grosse monture, claire, descendent au milieu des pommettes. Les yeux fixent l'objectif intensément. Les cheveux courts, permanentés, dépassent devant et derrière le bonnet, d'où pend le voile attaché sous le menton de façon lâche. Juste un petit sourire ébauché au coin de la lèvre. Un visage de petite fille sérieuse, faisant plus que son âge à cause de la permanente et des lunettes. Elle est agenouillée sur un prie-dieu, les coudes sur l'appui rembourré, les mains, larges, avec une bague à l'auriculaire, jointes sous la joue et entourées d'un chapelet qui retombe sur le missel et les gants …afficher plus de contenu…
À moins d'y travailler comme ouvrier sur un chantier de reconstruction, personne ne s'y rend vêtu en « tous-les-jours ». Ma mère m'y emmène une fois par an, pour la visite à l'oculiste et l'achat des lunettes. Elle en profite pour acheter des produits de beauté et des articles « qu'on ne trouve pas à Y. ». On n'y est pas vraiment chez nous, parce qu'on ne connaît personne. Les gens paraissent s'habiller et parler mieux. À Rouen, on se sent vaguement « en retard », sur la modernité, l'intelligence, l'aisance générale de gestes et