Camus, avenir de la tragédie 1955
* Texte inédit en France.
[…]Les grandes périodes de l’art tragique se placent, dans l’histoire, à des siècles charnières, à des moments où la vie des peuples est lourde à la fois de gloire et de menaces, où l’avenir est incertain et le présent dramatique. Après tout, Eschyle est le combattant de deux guerres et Shakespeare le contemporain d’une assez belle suite d’horreurs. En outre ils se tiennent tous deux à une sorte de tournant dangereux dans l’histoire de leur civilisation. On peut remarquer en effet que dans les trente siècles de l’histoire occidentale, depuis les Doriens jusqu’à la bombe atomique, il n’existe que deux périodes d’art tragique et toutes deux étroitement resserrées dans le temps et l’espace. La première est grecque, elle présente une remarquable unité, et dure un siècle, d’Eschyle à Euripide. La seconde dure à peine plus, et fleurit dans des pays limitrophes à la pointe de l’Europe occidentale. En effet, on n’a pas assez remarqué que l’explosion magnifique du théâtre élisabéthain, le théâtre espagnol du siècle d’or et la tragédie française du XVIIe siècle sont à très peu près contemporains, Quand Shakespeare meurt, Lope de Vega a 4 ans et a fait jouer une grande partie de ses pièces; Calderon et Corneille sont vivants. Enfin il n’y a pas plus de distance dans le temps entre Shakespeare et Racine qu’entre Eschyle et Euripide. Historiquement au moins, nous pouvons considérer qu’il s’agit, avec des esthétiques différentes, d’une seule et magnifique floraison, celle de la Renaissance, qui naît dans le désordre inspiré de la scène élisabéthaine et s’achève en perfection formelle dans la tragédie française.
Entre ces deux moments tragiques, près de vingt siècles s’écoulent. Pendant ces vingt siècles rien, rien, sinon le mystère chrétien qui peut être dramatique mais n’est pas tragique, je dirai plus loin pourquoi. On peut donc dire qu’il s’agit d’époques très exceptionnelles qui