Commentaire ; julien gracq (1910-2007), un balcon en forêt, 1958.
Une hâte, une angoisse enfantine, le tiraient maintenant en avant, arrachant un pas après l’autre sa mauvaise jambe aux trous du sentier noir : il marchait vers la maison comme s’il était attendu. Quand il s’arrêtait, les tempes battantes de fièvre, trempé de sueur, il tendait de nouveau l’oreille au silence des taillis2, étonné de ce monde autour de lui qui laissait fuir l’homme comme un tas de sable laisse fuir l’eau. Une faiblesse le saisissait à la nuque ; il jeta son casque : l’air frais autour de son cou lui fit du bien. « Personne ! se répétait-il. Personne ! » De nouveau il avait envie de pleurer sur lui ; son cœur se nouait. « Je vais peut-être mourir » pensa-t-il encore. Son esprit s’engouait3 malgré lui, entraîné par une pesanteur grandissante : il pensait maintenant à la gangrène qui se met dans les plaies infectées ; l’idée fixe, délirante, le saisit tout à coup que sa jambe noircissait : il s’arrêta, s’allongea par terre, et commença à relever la jambe de sa culotte4. « J’ai oublié ma lampe électrique » pensa-t-il brusquement, et de nouveau une colère folle, impuissante, le souleva de hoquets : penché en avant dans les ténèbres épaisses, avec une obstination bovine, il essayait, en tirant sur ses reins douloureux, d’approcher son œil de sa jambe. Il sentit qu’il allait s’évanouir –la coulée de sueur froide redescendait de son front à ses reins- couché sur le côté, il vomit à petits coups le vin rouge et le peu de biscuit qu’il avait mangé. Cependant, dès qu’il était allongé et immobile, de nouveau il souffrait peu, ses forces lui revenaient –un sentiment de tranquillité,