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Georges Vigarello
« Science du travail » et imaginaire du corps
L’entrée dans la société industrielle est aussi l’entrée dans une accélération indéfinie de la science des machines et des travaux 1. Une double transformation affecte les espaces de travail dans les usines du XIXe siècle : gestes plus mécanisés, calculés davantage dans leurs forces et leurs effets, moteurs plus visibles, multipliés dans leurs emplacements et leurs diversités. C’est la science des machines pourtant qui l’emporte dans ce premier temps plus que la science des gestes. Le principe du tour de main, coutumier, subjectif, intuitif, demeure longtemps central dans la motricité ouvrière, malgré les efforts de calcul et de géométrisation : les instruments opérationnels d’observation, ceux fixant les déplacements des membres en particulier, ne viendront que plus tard, le cinéma, entre autres, permettant de visionner, mémoriser, corriger les mouvements.
L’« immense utilité de la machine à vapeur 2 », en revanche, est au cœur des préoccupations des ingénieurs au XIXe siècle. Elle l’est d’autant plus qu’elle fournit un modèle au corps ouvrier lui-même, modèle indépendant de la précision gestuelle : ensemble étudié selon ses qualités de
« moteur », développant et gérant des effets « combustifs » 3. Ce modèle a d’inévitables conséquences : précision des seuils de fatigue sans doute, mais surtout avantage donné à la puissance sur l’habileté, au « régime » de la chaudière sur l’affinement du gestuel. D’autres modèles suivront pour le corps, liés eux aussi à un réaménagement du milieu technique, voire à un renouvellement de son imaginaire. Le repère psychophysiologique des agencements nerveux, par exemple (la « machine nerveuse »), l’emporte avec l’univers du « travail en miettes 4 », celui du deuxième tiers du XXe siècle : micro-gestes effectués sur des chaînes de montage aux objets