EMILE VERHAEREN ET STEFAN ZWEIG
UNE AMITIE LITTERAIRE∗
PAUL EMOND
Le 23 février 1942, Klaus Mann, qui, comme nombre d'écrivains allemands, avait fui le régime nazi pour trouver refuge aux Etats-Unis, écrit dans son journal:
La nouvelle du suicide de Stefan Zweig au Brésil a été tellement inattendue que c'est à peine si, d'abord, j'ai pu y croire. [...] Il avait la gloire, l'argent, énormément d'amis, une jeune femme - et il a tout rejeté ... Pourquoi? Dans sa lettre d'adieu, il parle de la guerre. La guerre, triomphe de la barbarie, explosion de l'instinct primitif de destruction! [...]
Quand je l'ai vu pour la dernière fois, ici, à New York - il n'y a pas si longtemps, cinq ou six mois, peut-être sept - il était certainement déjà bien proche du désespoir. Mais il n'en avait rien laissé voir: il avait donné une cocktail-party. La party s'était déroulée fort gaiement; il n'y avait là presque que des écrivains. Lui-même, voyons, était écrivain corps et âme, voué et condamné à la littérature, « good old
Stefan Zweig »!
Après les bavardages de la cocktail-party, je ne le revis qu'une fois, dans la rue. Il venait à ma rencontre sur la Cinquième Avenue, et d'ailleurs il ne me remarqua pas aussitôt. Il était « plongé dans ses pensées », comme on dit; ce n'étaient sans doute pas des pensées bien gaies. Le soleil brillait, le ciel était souriant; mais pas ce « good old Stez » qui semblait plutôt sombre. Comme il ne se savait pas observé, il avait laissé son regard devenir fixe et douloureux. Plus de trace de la mine joyeuse qu'on lui connaissait d'habitude. En outre, ce matin-là, il n'était pas rasé, ce qui contribuait fort à donner à son visage un aspect inhabituel et peu soigné. Je le regardai - ce menton piquant de barbe, ces yeux obscurcis et sans regard et je pensai: « Tiens! tiens! Qu'est-ce qui lui arrive? » Puis, je m'avançai vers lui: « Où donc allez-vous?
Et pourquoi si vite? » Il sursauta comme un somnambule qui entend prononcer son nom. Une seconde après, il