L'impôt sur le visage Il y a quelques années de cela, les autorités décrétèrent que tous les gens laids devraient porter des masques pour sortir dans la rue et déambuler dans les lieux publics. Comme nul ne désirait s'avouer disgracieux, presque tout le monde continua à vivre découvert et l'Etatdut nommer des inspecteurs qui traquaient les contrevenants et leur imposaient de lourdes amendes. Aussitôt la vente des cagoules (car elles étaient payantes) connut un essor prodigieux et la moitié de la population se mit à vivre masqué pendant le jour. Peu après une autre loi vint renforcer la première : non seulement les gens laids devaient se couvrir en sortant de chez eux mais ils devaient rester déguisés sur les lieux mêmes de leur travail afin de ne pas infliger leur disgrâce à leurs compagnons. Alors la fabrication des cagoules se diversifia, on en émit de toutes sortes, de toutes qualités, de tous prix et certains allaient même par coquetterie jusqu'à en changer plusieurs fois dans la journée. Puis cet été une troisième loi est venue aggraver cet état de fait : désormais doivent porter le masque tous ceux dont la maladie, la fatigue ou les contrariétés altèrent la physionomie, brouillent la mine. La loi cependant reste imprécise sur un point : elle ne dit pas à partir de quel degré d'altération de la peau le visage doit être caché. En quelque sorte elle laisse le particulier libre de son choix : c'est à chacun de nous de décider chaque matin devant sa glace s'il est assez beau et convenable pour sortir à figure découverte. Et malheur à l'étourdi : car si les citoyens ne savent pas déterminer exactement la qualité de leur visage, l'Etat le sait lui d'un savoir infaillible : et ses fonctionnaires font payer très cher les exhibitions injustifiées : amendes d'abord, prison ensuite, puis pour les récidivistes, incision au rasoir sur les joues, la bouche, le nez, les yeux ; si bien que nous vivons presque tous déguisés malgré la chaleur et l'incommodité des cagoules.