Evamluation autobio
« Maman. Papa. »
Est-il possible que cette femme-là m’ait caressée ?
J’en vois la preuve sur cette photo où elle tient la main dans la sienne. Est-il possible que ma main ait touché sa main un jour et que j’en aie sentie la chaleur ? Que ses cheveux aient chatouillé ma joue et qu’en riant j’ai appelé cette femme « maman » ?
Maman. Papa.
Quels mots étranges, étrangers .
Depuis trente-cinq ans le les évite. J’élude. Je passe au large. A la rigueur je dis « mon père », « ma mère », c’est moins intime, moins douloureux, ça passe mieux.
Mais terrible« papa », « maman » c’est terrible… Je ne peux les prononcer sans que quelque chose de dur se noue dans ma gorge, ça coince, j’ai l’impression que ma voix change, ce ne sont pas des mots à moi, ils brûlent. Quand par hasard je ne peux y échapper, quand j’ai à prononcer le mot « maman » dans un texte par exemple, je le vois venir de loin ce petit obstacle à franchir-passera ? passera pas ?-, je prends intérieurement mon élan, petit recul, imperceptible hésitation. J’ai toujours l’impression qu’il sonne faux.
Et puis quand je les entends, ces mots si naturels, si anodins, dans la bouche des autres, quand j’entends quelqu’un de mon âge ou même plus âgé dire-et comme cela coule de source, comme ce privilège est un dû naturel pour eux, comme ces mots simples passent sans effort entre leurs lèvres !- « Maman m’a encore fait cela… », « Il faut que je dise à papa de ne pas oublier ceci… ». Mon pudique silence, alors. L’air de rien.
Et dedans cette petite crispation, seconde de solitude, ce mur entre moi et eux, toujours, pour moi toute seule, à la porte de ce qui ne m’appartient pas.
Pas de quoi en faire un plat, ça passe.
Mais pendant un instant on se sent comme un qui aurait faim égaré chez les riches et qui écouterait parler caviar le creux au ventre et le sourire aux lèvres pour garder la face.
Comme un exilé qui entendrait évoquer familièrement un pays qui fut le sien