Kant le mal radical
Un premier aperçu Que peut-il y avoir d’équivoque chez Kant? Quelle ambiguïté possible dans un système érigé sur le socle d’une légalité a priori structurant tout à la fois la connaissance empirique, l’action morale et la contemplation du beau? Quelle noirceur dans les lumières de cette philosophie moderne et donc éclairée? Il y a, à première vue, très peu de place pour le mal, encore moins pour l’équivoque, dans l’éthique kantienne. Le sujet, rationnel et autonome, peut choisir l’obligation désintéressée avant l’intérêt personnel. Certes, il reste sensible et donc jamais complètement détaché de l’expérience et des désirs qui s’y rattachent. Encore heureux, soutient Kant. Mais il peut penser autrement, non seulement selon la loi de la nature, mais selon un principe d’action dont il est lui-même l’auteur (FM, 412, 86)1. Ce sera l’impératif catégorique kantien appelant sans cesse au désintéressement, à savoir, à une volonté bonne qui, sans maudire l’inclination personnelle, la subordonne sans faute au devoir moral. À ce titre, la définition du mal dans l’œuvre de Kant est initialement limpide : est condamnable toute action accordant une plus grande valeur aux inclinations naturelles qu’au devoir; le mal, c’est intervertir les termes de la hiérarchie éthique en préférant le motif sensible à l’intention pure, celle qui se met au service de la moralité au nom de la moralité en soi. Pourquoi cette inversion? Encore là, une première réponse semble univoque : parce qu’on l’a choisie. D’une part, nous savons qu’une maxime déterminée uniquement par la loi morale garantit le bien : « Le bien ou le mal signifient toujours un
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Le lecteur trouvera une liste des abréviations à la fin de l’article. Quant à la pagination, le premier chiffre réfère au Kants Gesammelte Schriften, Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften, le deuxième à sa traduction française lorsque requise. On trouvera les traductions utilisées en bibliographie.