Les justes
[En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du Tsar. Cet attentat fait le sujet des Justes.]
Annenkov : Alors ?
Stepan : Il y avait des enfants dans la calèche du grand duc.
Annenkov : Des enfants ?
Stepan : Oui. Le neveu et la nièce du grand duc.
Annenkov : Le grand duc devait être seul, selon Orlov.
Stepan : Il y avait aussi la grande duchesse. Cela faisait trop de monde, je suppose, pour notre poète. Par bonheur, les mouchards n’ont rien vu.
Kaliayev : Je ne pouvais pas prévoir… Des enfants, des enfants surtout. As-tu regardé des enfants ? Ce regard qu’ils ont parfois… Je n’ai jamais pu soutenir ce regard… Une seconde auparavant, pourtant, dans l’ombre, au coin de la petite place, j’étais heureux. Quand les lanternes de la calèche ont commencé à briller au loin, mon cœur s’est mis à battre de joie, je te le jure. Il battait de plus en plus fort à mesure que le roulement de la calèche grandissait. Il faisait tant de bruit en moi. J’avais envie de bondir. Je crois que je riais. Et je disais « oui, oui »… Tu comprends ?
Il quitte Stepan du regard et reprend son attitude affaissée.
J’ai couru vers elle. C’est à ce moment que je les ai vus. Ils ne riaient pas, eux. Ils se tenaient tout droits et regardaient dans le vide. Comme ils avaient l’air triste ! Perdus dans leurs habits de parade, les mains sur les cuisses, le buste raide de chaque côté de la portière ! Je n’ai pas vu la grande duchesse. Je n’ai vu qu’eux. S’ils m’avaient regardé, je crois que j’aurais lancé la bombe. Pour éteindre au moins ce regard triste. Mais ils regardaient toujours devant eux.
Il lève les yeux vers les autres. Silence. (…)
Voilà ce que je propose. Si vous décidez qu’il faut tuer ces enfants, j’attendrai la sortie du théâtre et je lancerai seul la bombe sur la calèche. Je sais que je ne manquerai pas mon