Manon lescaut, une tragédie?
Si le XVIIème siècle condamnait sévèrement les passions (Racine) et l'imagination (Pascal, Descartes), dans la première moitié du XVIIIeme siècle, triomphe l'esprit rationaliste des Lumières, pour qui un homme sensible n'est qu'un « être médiocre [...] un être abandonné à la discrétion du diaphragme » (Diderot, Le Rêve de d'Alembert). Cependant, certains penseurs et écrivains mettent en même temps en valeur le rôle des sensations, de la sensibilité : le philosophe Condillac est le représentant en France du « sensualisme » (selon lui, toute connaissance dérive des sensations) ; la sensibilité est exaltée dans le roman de l'abbé Prévost, Manon Lescaut (qui nous intéresse ici); et paradoxalement, pour le moraliste Vauvenargue, « les passions ont appris aux hommes la raison ». À la lecture de Manon Lescaut, de l’abbé Prévost, nous pouvons constater que la sensibilité, les émotions, les passions tiennent une place primordiale dans le roman. Publié en 1753, cette œuvre semble être un témoignage intime de la vie même de l’auteur. En effet, comme Des Grieux, l’Abbé Prévost quitta le séminaire et fut tenté par les passions, essayant de trouver un sens entre l’éthique religieuse et l’amour. La passion fatale, de Des Grieux pour Manon l’empêche de la considérer pour ce qu’elle est vraiment: une femme légère, sans aucune moralité. Cette passion va alors bouleverser le chevalier et, dans ce sens, porte l’œuvre vers une dimension très classique. Nous pouvons alors nous demander dans quelle mesure nous pourrions rattacher Manon Lescaut à l’esthétique de la tragédie et plus particulièrement de la tragédie classique. Dans la tragédie, des personnages de rang noble sont impuissants face aux forces supérieures (des dieux le plus souvent) qui les manipulent. L’enchaînement des événements et le dénouement nécessairement dramatique relèvent d’une fatalité implacable, qui peut sembler injuste, inique et bien au-delà de l’endurance humaine. La