Montaigne_Essais_livre_II_chap
Ed. P. Michel, Livre de Poche, 1972
« … si c'est de nous que nous tirons le règlement de nos mœurs, à quelle confusion nous rejetons-nous ! Car ce que notre raison nous y conseille de plus vraisemblable, c'est généralement à chacun d'obéir aux lois de son pays, comme est l'avis de Socrates inspiré, dit-il, d'un conseil divin. Et par là que veut-elle dire, sinon que notre devoir n'a autre règle que fortuite ? La vérité doit avoir un visage pareil et universel. La droiture et la justice, si l'homme en connaissait qui eût corps et véritable essence, il ne l'attacherait pas à la condition des coutumes de cette contrée ou de celle-là ; ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indes que la vertu prendrait sa forme. Il n'est rien sujet à plus continuelle agitation que les lois. Depuis que je suis né, j'ai vu trois et quatre fois rechanger celle des Anglais, nos voisins, non seulement en sujet politique, qui est celui qu'on veut dispenser de constance, mais au plus important sujet qui puisse être, à savoir de la religion. De quoi j'ai honte et dépit, d'autant plus que c'est une nation à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance qu'il reste encore en ma maison aucunes traces de notre ancien cousinage.
Et chez nous ici, j'ai vu telle chose qui nous était capitale, devenir légitime ; et nous, qui en tenons d'autres, sommes à mêmes, selon l'incertitude de la fortune guerrière, d'être un jour criminels de lèse majesté humaine et divine, notre justice tombant à la merci de l'injustice, et, en l'espace de peu d'années de possession, prenant une essence contraire.
Comment pouvait ce dieu ancien plus clairement accuser en l'humaine connaissance l'ignorance de l'être divin, et apprendre aux hommes que la religion n'était qu'une pièce de leur invention, propre à lier leur société, qu'en déclarant, comme il fit, à ceux qui en recherchaient l'instruction de son