Qu'est-ce que le moi ?
Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petit vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement et quelques réalités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées. (Pascal, Pensées, Le moi et ses qualités)
Extrait de l'introduction du commentaire composé sur « Le moi et ses qualités » de Pascal :
Ce texte de Pascal, extrait des Pensées, s'interroge sur la nature du moi à travers une réflexion sur l'amour et ses objets. Pascal cherche à savoir ce que nous aimons au juste lorsque que nous disons aimer quelqu'un : est-ce la personne en elle-même que nous chérissons ou bien notre affection porte-t-elle seulement sur les qualités qu'on trouve en cette personne, qu'on pourrait apprécier chez d'autres et qui pourraient disparaître chez celle qu'on aime ? Pourquoi aimons-nous ceux que nous aimons ? Cette réflexion sur l'amour nous renvoie à un problème fondamental sur lequel roule le texte tout entier : qu'est-ce que le moi ? Désigne-t-il une réalité substantielle ou bien n'est-il que l'illusion d'être quelque chose ? La thèse de Pascal est contraire à tous les discours que l'amour d'ordinaire inspire : on n'aime jamais la personne qu'on dit aimer, mais les caractéristiques qu'elle possède et qu'elle peut perdre sans cesser d'être la même