Souffrance et discours philosophique
Souffrance et discours philosophique par Jérôme Porée, professeur à l’université de Rennes 1
Conférence pour l’association Louis Lavelle, Paris, Centre André Malraux 13 octobre 2006*
Dans un célèbre passage du livre VII de La République, Socrate, ayant comparé les hommes aux prisonniers d’une obscure caverne, demande « comment ils réagiraient si on les délivrait de leurs chaînes, si on les guérissait de leur ignorance et si les choses se passaient comme suit : qu’on détache un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser soudain, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière » … L’interprétation scolaire de l’allégorie se borne ici à invoquer la figure du « philosophe » et à louer les vertus de la connaissance rationnelle – sans s’attacher plus avant au statut de ce « on ». Mais ne présuppose-t-elle pas alors ce qu’il s’agit d’établir ? La question n’est-elle pas précisément de savoir comment l’on devient philosophe ? Et la raison ne doit-elle pas, pour jouer le rôle que lui attribue l’analyse, avoir été préalablement mise en branle et orientée comme il convient ? Comment la raison vient-elle à l’homme ? Comment donc la philosophie elle-même est-elle possible ? En posant cette question, je veux dissiper d’emblée le malentendu qu’aura peut-être suscité mon titre. Ce qui est en jeu dans ce qui suit est non le pouvoir qu’aurait le discours philosophique sur la souffrance (comme l’implique par exemple l’ambition thérapeutique du stoïcisme tardif) mais la manière dont la souffrance elle-même suscite et oriente le discours philosophique. Il faut distinguer toutefois entre une version faible et une version forte de cette thèse. Dans un cas, la souffrance est l’origine contingente du philosopher ; elle intéresse l’ordre purement subjectif des motivations : son statut n’est guère différent de celui de la « sensation » kantienne. Dans l’autre cas, la souffrance est le fondement nécessaire de la philosophie ; elle prête à celle-ci sa forme et