Avis au lecteur montaigne
Les Essais
1580-1588-1595
AU LECTEUR
C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit dès l'entrée que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive la connaissance qu'ils ont eue de moi. Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain ; à Dieu donc.
De Montaigne, ce premier de mars mille cinq cent quatre-vingts.
Commentaire de l’ « Avis au lecteur » des Essais de Montaigne.
Introduction : Publiés pour la première fois en 1580, Les Essais de Montaigne appartiennent par leur titre à la philosophie. A partir d’une citation, Montaigne s’essaie à une réflexion philosophique et morale. Cependant l’inscription permanente des Essais dans des références personnelles voire intimes transforme la nature de l’œuvre. De didactique, elle devient personnelle. C’est pourquoi Montaigne préfère prévenir le lecteur dans un avis qui, par bien des aspects, définit ce qu’on appellera plus tard un pacte autobiographique. Comment Montaigne parvient-il à définir dans cet avis