Cantate du narcisse
Cantate du Narcisse (1941), Scène 6
Narcisse, aimé les nymphes, les néglige : il est amoureux de son reflet qu’il ne cesse de contempler dans une fontaine. Fasciné par l’Antiquité et le mythe de narcisse, Valéry compose ce poème, qui servira de livret pour une cantate, en 1938.
Scène 6
La Nymphe
[…]Tout le ciel contre toi gronde comme une mer.
Garde au fond de ton cœur ce qu’il forme d’amer,
Et reçois le décret de la Race maîtresse :
PAR LE STYX, PAR LE STYX, PAR LE STYX.
SI NARCISSE NE PEUT, SI NARCISSE NE VEUT
AIMER D’AMOUR QUELQUE AUTRE QUE SOI-MEME
RIEN D’HUMAIN N’EST EN LUI. SA BEAUTE LE CONDAMNE :
QU’IL SOIT ET SA BEAUTE REPRIS PAR LA NATURE.
TEL EST L’ORDRE DIVIN.
Courbe ton front, Narcisse : un noir serment t’accable.
Le Narcisse :
Ô Justice… Je sens dans leur voix implacable
L’affront que fait aux dieux le désir le plus pur…
Ma Fontaine lucide, ils n’ont qu’un fleuve obscur
Pour témoin ténébreux de leur toute-puissance…
Mais mon âme est plus grande en désobéissance,
Plus admirable est mon essence…
Fontaine, ma fontaine, ô transparent tombeau
De maint oiseau blessé qu’ensevelit ton sable,
L’âme qui mire en toi Narcisse insaisissable
Médite amèrement le malheur qu’il soit beau.
Une forme parfaite est-elle donc un crime ?
La plus sincère amour veut-elle une victime
Qui expie une fois tant d’incestes aux cieux ?
Nymphe ! à l’extrémité de mon sort précieux
N’espérez point de moi quelque retour suprême…
A mon dédain des dieux, pourrais-je rien changer ?
J’aime ce que je suis. Je suis celui que j’aime :
Qui sauverai-je donc qu’un autre que moi-même
Si j’immolais Narcisse à l’amour étranger ?
Ô Nymphe, j’appartiens à mon divin danger :
Je ne vous puis aimer que je ne me trahisse…