Corpus de préface
1) L'ÉDUCATION SENTIMENTALE
Rosanette voulut qu'on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon :-- «Va donc! va donc! en avant!»Et la berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas, wursts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortune que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient; ou bien un stepper magnifique passait, emportant une chaise, simple et coquette comme l'habit noir d'un dandy. L'averse cependant redoublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh; on se criait de loin : «Bonjour! -- Ca va bien? -- Oui! -- Non! -- A tantôt!» et les figures se succédaient dans une vitesse d'ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d'hébétude à voir auprès d'eux continuellement, toutes ces roues tourner.Par moments, les files de voitures, trop pressées, s'arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l'on s'examinait. [... ] Puis tout se remettait en mouvement; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l'écume autour d'eux; et les croupes et les harnais humides fumaient, dans la vapeur d'eau que le soleil couchant traversait. Passant sous l'Arc de triomphe, il allongeait à hauteur d'homme une lumière roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes; et, sur les deux côtés de la grande avenue, -- pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des