Dialogue avec un sauvage
A
La Hontan: Dialogues avec un sauvage
III. — [DU BONHEUR.] La Hontan. — II me semble, mon cher ami, que tu ne viendrais pas de si bonne heure chez moi, si tu n'avais envie de discuter encore. Pour moi, je te déclare que je ne veux plus entrer en matière avec toi, puisque tu n'es pas capable de concevoir mes raisonnements ; tu es si fort prévenu en faveur de ta nation, si fort préoccupé de tes manières sauvages et si peu porté à examiner les nôtres comme il faut que je ne daignerais plus me tuer le corps et l'âme pour te faire connaître l'ignorance et la misère dans lesquelles on voit que les Hurons ont toujours vécu. Je suis ton ami, tu le sais ; ainsi je n'ai d'autre intérêt que celui de te montrer le bonheur des Français, afin que tu vives comme eux aussi bien que le reste de ta nation. Je t'ai dit vingt fois que tu t'attaches à considérer la vie de quelques méchants Français pour mesurer tous les autres à leur aune ; je t'ai fait voir qu'on les châtiait ; tu ne te paies pas de ces raisons-là, tu t'obstines par des réponses injurieuses à me dire que nous sommes rien moins que des hommes. Au bout du compte, je suis las d'entendre des pauvretés de la bouche d'un homme que tous les Français regardent comme un très habile personnnage. Les gens de ta nation t'adorent tant par ton esprit que par ton expérience et ta valeur. Tu es chef de guerre et chef de conseil et, sans te flatter, je n'ai guère vu de gens au monde plus vifs et plus pénétrants que tu l'es. Ce qui fait que je te plains de tout mon cœur de ne vouloir pas te défaire de tes préjugés. Adario. — Tu as tort, mon cher frère, en tout ce que tu dis, car je ne me suis formé aucune fausse idée de votre religion ni de vos lois. L'exemple de tous les Français en général m'engagera toute ma vie à considérer toutes leurs actions comme indignes de l'homme. Ainsi mes idées sont justes, mes préjugés sont bien fondés, je suis prêt à prouver ce que j'avance. Nous avons parlé de religion et de lois ; je ne t'ai