François rené de chateaubriand, mémoires d’outre- tombe,
Tombe, première partie, livre III, chapitre 10, extraits (1848-1850)
Le chapitre 10 correspond à l’année 1784.
Fantôme d’amour
Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j’avais vues : elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l’étrangère qui m’avait pressé contre son sein ; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François 1er, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m’avaient fourni d’autres traits, et j’avais dérobé des grâces jusqu’aux tableaux des Vierges suspendues dans les églises.
Cette charmeresse me suivait partout invisible ; je m’entretenais avec elle, comme avec un être réel ; elle variait au gré de ma folie : Aphrodite sans voile, Diane vêtue d’azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé1 à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse, je retouchais ma toile ; j’enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi ses parures ; j’en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions. Puis, quand j’avais fait un chef-d’oeuvre, j’éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs ; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes, dans lesquelles j’idolâtrais séparément les charmes que j’avais adorés réunis.
Pygmalion fut moins amoureux de sa statue : mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu’il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais à cheval comme Castor et Pollux ; je jouais de la lyre comme Apollon ; Mars2 maniait ses armes avec moins de force et d’adresse : héros de roman ou d’histoire, que d’aventures fictives j’entassais sur des fictions ! Les ombres des filles de
Morven3, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les châtelaines des vieux manoirs ; bains,