La solitude de l’homme moderne
La société moderne n’est toujours qu’un expédient. Mais l’homme moderne, lui, existe. C’est un animal solitaire. Encore doit-on se garder d’entendre ici le mot de solitude au sens propre, mais plutôt comme une sorte de supercherie détestable, un rêve plein de cris et de fureurs, l’aura des grandes lésions nerveuses qui fait brusquement autour du supplicié, en pleine lumière de midi, sous les ombres bleues, un vide plus large et plus noir que l’Érèbe. Car l’homme moderne s’agite beaucoup et ne parle pas moins – si ingénieux à remplacer par des rapports sommaires, presque abstraits, ces véritables échanges sociaux dont la pauvreté grandissante de sa vie intérieure lui interdit le bienfait. Ainsi s’atténue peu à peu la conscience de son isolement, parmi d’autres créatures trop pareilles à lui, à peine distinctes, devenues, rigoureusement parlant, ses semblables. Lorsque cette conscience aura disparu sans retour, l’univers connaîtra une forme nouvelle, et probablement définitive cette fois, de la sauvagerie…
Solitude de l’homme moderne… Et d’abord, il est permis de n’en voir que le caractère comique. Car jamais sans doute être ne fut moins capable que celui-ci de se suffire à soi-même : son besoin de sociabilité n’a d’égal que sa maladresse à échanger quoi que ce soit. Chez ce nerveux, que l’austère bataille de l’Argent a durci, réduit à quelques traits essentiels tout ensemble féroces et frivoles – tel enfin que l’a vu le petit œil de Forain – l’antique courtoisie, dont les mille rites de la politesse épousaient si étroitement toutes les nuances, n’est plus que le besoin sommaire, impérieux, de la présence et comme du contact physique.
Le prochain, pour lui, c’est ce bonhomme quelconque, rencontré hier, qu’il installe aujourd’hui dans sa voiture avec le prodigieux espoir de partager sa vie, comme ça, une heure ou deux, le long des routes