Le formalisme
Une séduction cognitiviste
Résumé
À partir d’une approche comparatiste et résolument contextualiste, nous nous proposons de réinterpréter l’ensemble de la doctrine formaliste au regard de la psychologie allemande du xixe siècle, afin de mieux saisir ses délimitations fondamentales (forme/matériau, sujet/fable, etc.) et de mettre au jour l’existence d’une ligne « ethnopsychologique » dans la constitution du structuralisme européen. Après avoir dégagé les grands traits de la « dominante psychologique » dans le formalisme russe, nous exposerons les principes de la tradition « cognitiviste » allemande dans lequel elle plonge ses racines. Nous nous intéresserons ensuite à deux notions centrales du formalisme, celle de langage transmental (zaum’) et celle de geste langagier, en montrant qu’elles sont l’une et l’autre particulièrement représentatives de cet héritage psychologique. Force est de constater que le formalisme russe s’est montré extrêmement réceptif à la nouvelle conception de la vie psychique élaborée par les psychologues allemands au cours du xixe siècle, tradition de recherche dont les neurosciences cognitives sont aujourd’hui les héritières. Présenté par ses promoteurs, et interprété par la plupart des commentateurs, comme une réaction contre les tendances « psychologistes » du moment, le « programme » formaliste apparaît paradoxalement saturé de concepts et de termes psychologiques. Ceux-ci constituent un ensemble plus ou moins hétéroclite de toute évidence récupéré par le biais de l’esthétique et des sciences du langage d’inspiration psychologique de la fin du xixe siècle. Cette étude montre qu’au-delà de leur valeur esthétique propre, les réflexions du formalisme russe reposent en fait sur une psychologie implicite qui ne prend tout son sens qu’au regard de la tradition « cognitiviste » allemande et sa réappropriation par les Geisteswissenschaften. À cet égard, le formalisme russe participe du vaste mouvement de psychologisation