Le rapport de brodeck
« Regarde bien… » me dit Diodème. Nous étions parvenus tout près du dessin. Je fis ce qu’il me demandait. Longuement. Au début sans trop fixer mon attention sur les lignes que l’Anderer avait entremêlées, et puis, peu à peu, sans que je comprenne pourquoi ni comment, j’entrai de plus en plus dans le dessin. La première fois où je l’avais vu, quelques minutes plus tôt, je n’avais rien remarqué. Il y avait mon nom dessous, et peut-être m’étais-je senti un peu gêné d’être représenté, ce qui fait que j’avais rapidement détourné la tête et que j’étais passé bien vite au suivant. Mais là, en le revoyant, en m’arrêtant devant lui et ne le considérant, c’est un peu comme s’il m’avait aspiré, comme s’il s’était animé, et ce ne furent plus des traits que je vis, des courbes, ; des points, de petites taches, mais des pans entiers de ma vie. Le portrait que l’Anderer avait composé était pour ainsi dire vivant. Il était ma vie. Il me confrontait à moi-même, à mes douleurs, à mes vertiges, à mes peurs, à mes désirs. J’y voyais mon enfance éteinte, mes longs mois dans le camp. J’y voyais mon retour. J’y voyais Emélia muette. J’y voyais tout. Il était un miroir opaque qui me jetait au visage tout ce que j’avais été, tout ce que j’étais. C’est Diodème qui une fois de plus me fit revenir dans le réel. « Alors … ? - C’est drôle, lui dis-je. - Et si tu regardes bien, si tu regardes vraiment, c’est comme ça pour tous : pas vraiment fidèle, mais très vrai. » C’était peut-être sa manie des romans qui faisait que Diodème regardait toujours dans la doublure des mots et que son imagination courait dix fois plus vite que lui. Mais ce jour-là, ce qu’il m’avait dit n’était pas idiot. Je refis lentement le tour de tous les dessins que l’Anderer avait accrochés au mur de l’auberge. Les paysages qui m’avaient paru quelconques se mirent à s’animer et les visages racontèrent les secrets et les tourments, les