Les deux Elvire
Elvire est, de toutes les femmes de Don Juan, sans conteste la plus intéressante. Si Don Juan est la figure du séducteur, né dans une Espagne ardente, Elvire est bien la grande dame de haute naissance, amoureuse et bafouée d’une France grand siècle, dans le Dom Juan de Molière, et l’épouse généreuse et sublime de l’Italie de la fin du XVIII° siècle dans le Don Giovanni de Mozart et Da Ponte. Les deux Elvire forment une figure aussi importante du mythe que Don Juan lui-même – et bien plus admirable. Si Don Juan transgresse les interdits, Elvire n’est pas en reste. Si Don Juan est un pécheur, Elvire est aussi pécheresse. Si Don Juan est orgueilleux, cynique, obstiné, Elvire est hautaine, colérique, acharnée. Si Don Juan manie le verbe pour circonvenir les autres, Elvire sait le faire aussi. Mais si Don Juan inspire de l’horreur, du mépris, de l’effroi, Elvire inspire de l’admiration. Car Don Juan est dépourvu de ce qui fait la grandeur d’Elvire : l’amour. Face à un Don Juan méchant homme quoique grand Seigneur, une âme « de fabrique fine » dans le corps d’une grande dame, face au désir brut, le sentiment amoureux dans toute sa complexité, face à une obstination confinant à la sottise, une intelligence des choses du cœur… La création de Molière, reprise par Mozart et Da Ponte, est une figure de femme inoubliable.
Elvire n’a pas quitté son « équipage de campagne » pour rejoindre Don Juan 1: elle se moque des conventions vestimentaires dont son époux, plus mondain qu’on veut bien le dire, se soucie. Pourquoi songer à sa tenue quand est en jeu son amour, son âme même ? A sa poursuite, elle le retrouve à Séville, elle l’aborde avec audace. Elle est une femme « haute comme les nues » comme le disait Stendhal de Mme de Chasteller dans Lucien Leuwen. Et sa qualité de grande dame lui donne le droit de demander des comptes à un époux qui l’abandonne sans explications : « Parlez Don Juan », mais aussi « Justifiez vous ». Car Elvire espère encore.