Les lumieres texte philosophique
Lettre sur les aveugles (1749), Denis DIDEROT
Lorsqu’il fut sur le point de mourir, on appela auprès de lui un ministre fort habile, M. Gervaise Holmes ; ils eurent ensemble un entretien sur l’existence de Dieu, dont il nous reste quelques fragments que je vous traduirai de mon mieux car ils en valent bien la peine. Le ministre commença par lui objecter les merveilles de la nature : « Eh, monsieur ! lui disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait pour moi ! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres ; et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher. — Monsieur, reprit habilement le ministre, portez les mains [ 308 ] sur vous-même, et vous rencontrerez la divinité dans le mécanisme admirable de vos organes. — Monsieur Holmes, reprit Saunderson, je vous le répète, tout cela n’est pas aussi beau pour moi que pour vous. Mais le mécanisme animal fût-il aussi parfait que vous le prétendez, et que je veux bien le croire, car vous êtes un honnête homme très incapable de m’en imposer, qu’a-t-il de commun avec un être souverainement intelligent ? S’il vous étonne, c’est peut-être parce que vous êtes dans l’habitude de traiter de prodige tout ce qui vous paraît au-dessus de vos forces. J’ai été si souvent un objet d’admiration pour vous, que j’ai bien mauvaise opinion de ce qui vous surprend. J’ai attiré du fond de l’Angleterre des gens qui ne pouvaient concevoir comment je faisais de la géométrie : il faut que vous conveniez que ces gens-là n’avaient pas de notions bien exactes de la possibilité des choses. Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l’homme ? nous disons aussitôt : c’est l’ouvrage d’un Dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu moins d’orgueil, et un peu plus