Marguerite duras
Ce devait être quelques pages pour accompagner un album photos. C’est devenu le dernier livre de Marguerite. Ses quinze ans au bord du Mékong. Son Amant prodigue de plaisir et d’argent. L’histoire d’où viennent toutes ses histoires. Et l’écriture recommence. « L’histoire est sombre, à demi-muette, jamais encore racontée ni écrite, inavouable en quelque sorte. C’est l’histoire vraie, si l’expression a un sens, celle où les romans, le théâtre, les films sont venus puiser, les uns après les autres. La source donc, sans fond ni forme, insaisissable : cette histoire plus romanesque, pourrait-on dire, que toutes les fictions qui en sont dérivées, plus silencieuse, plus absolue, exemplaire.
Au commencement, une fille de quinze ans et demi, presque une enfant, dans un bac sur le Mékong. Ou plutôt, au commencement, une photo qui n’a pas été prise, celle d’un moment décisif qui fonde une manière de vivre et d’écrire. Un tournant, dit-on ; ici, une traversée. La photo d’une petite blanche, pensionnaire à Saïgon, l’écrivain à quinze ans, passant d’une rive à l’autre du Mékong. Le corps est frêle, sinon chétif, les cheveux nattés, la tenue, insolite, mélange de pauvreté et d’extravagance : une robe informe, des chaussures de bal en lamé or et un chapeau d’homme, “ un feutre souple couleur bois de rose au large ruban noir. ” Sous ce chapeau, un visage enfantin et précoce “ voyant ”, prémonitoire de ce qui l’attend de l’autre côté du fleuve, la vie, la jouissance, “ l’expriment. ”
Un homme est là, qui la regarde, fumant une cigarette près de sa limousine noire et de son chauffeur. II est riche, jeune. Il est chinois. Il sera l’amant. Non pas “ un ”, parmi d’autres, ni même “ mon ”, mais “ le ”, par essence ; par définition et préfiguration. L’amant, celui qui donne son titre au livre, comme si seule sa position était claire et désignée. Il est celui qui aime, qui donne le plaisir, qui voudrait se marier, dont le père interdit la passion ; celui qui