Muriel BARBERY
Une gourmandise
L'histoire, en soi, reste simple : un grand maître de la critique culinaire, sur son lit de mort, cherche dans ses souvenirs une saveur lointaine qu'il n'identifie pas. Gravitent autour de lui des personnages secondaires, les membres de sa famille, principalement.
Voici par exemple un petit extrait du souvenir du personnage principal sur le pain. Ou plutôt, les différentes étapes de la dégustation du pain :
« L'attaque, qui se heurte d'emblée aux murailles de la croûte, s'ébahit, sitôt ce barrage surmonté, du consentement que lui donne la mie fraîche. Il y a un tel fossé entre l'écorce craquelée, parfois dure comme de la pierre, parfois juste parure qui cède très vite à l'offensive, et la tendresse de la substance interne qui se love dans les joues avec une docilité câline, que c'en est presque déconcertant. Les fissures de l'enveloppe sont autant d'infiltrations champêtres : on dirait un labour, on se prend à songer au paysan, dans l'air du soir ; au clocher du village, sept heures viennent de sonner ; il essuie son front au revers de sa veste ; fin du labour. À l'intersection de la croûte et de la mie, en revanche, c'est un moulin qui prend forme sous notre regard intérieur ; la poussière de blé vole autour de la meule, l'air est infesté de poudre volatile ; et de nouveau changement de tableau, parce que le palais vient d'épouser la mousse alvéolée libérée de son carcan et que le travail des mâchoires peut commencer. C'est bien du pain et pourtant ça se mange comme du gâteau ; mais à la différence de la pâtisserie, ou même de la viennoiserie, mâcher le pain aboutit à un résultat surprenant, à un résultat... gluant. Il faut que la boule de mie mâchée et remâchée finisse par s'agglomérer en une masse gluante et sans espace par où l'air puisse s'infiltre r; le pain glue, oui, parfaitement, il glue ».