Penser par soit meme
Intervention au colloque organisé par l'AGL sur le thème "Comment former des intellectuels universitaires ?", Louvain-la-Neuve, 16 mars 1992
"L'intelligence n'est pas un grenier qu'on emplit mais une flamme qu'on alimente." Célestin Freinet, instituteur, pédagogue
Comment former des intellectuels universitaires? Pour moi, la réponse - ou du moins une partie importante de la réponse - ne fait pas de doute: pour former des intellectuels universitaires aujourd'hui, il est essentiel que nous leur apprenions - que nous apprenions nous même - à penser par soi-même. Pour préciser ce que c'est que penser par soi-même, au sens auquel j'y accorde une telle importance, mais aussi ce que ce n'est pas, je me permettrai de partir de mon domaine de recherche et d'enseignement: la philosophie, et en particulier l'éthique. Ces disciplines ne sont certes que des disciplines parmi beaucoup d'autres, mais elles revêtent une signification particulière tant du point de vue de l'impératif de penser par soi-même que du thème général de ce colloque.
L'alibi du passé En philosophie, le souci de penser par soi-même est indissociable de l'affirmation - pas toujours proférée, en Europe continentale, avec toute la force que je souhaiterais - que la tâche première du philosophe est de philosopher, et non d'étudier les philosophes du passé. J'ai personnellement toujours été mi-agacé , mi-amusé par le fait que lorsque quelqu'un fait un mémoire ou une thèse de philosophie, on estime approprié de lui demander non pas "tu travailles sur quoi ?" mais "tu travailles sur qui ?", comme si notre tâche principale, voire exclusive, était d'épousseter inlassablement les cadavres de nos grands défunts. Nous pouvons certes avoir pour Aristote, Thomas d'Aquin ou Kant la plus grande admiration, reconnaître que nous ne pourrons jamais nous hisser à leur cheville, mais c'est là une bien mauvais excuse pour laisser dégénérer la philosophie en un secteur parmi d'autres de l'histoire