Je n’avais, je n’ai, aucune prévention contre la maternité ; les poupons ne m’avaient jamais intéressée, mais, plus âgés, les enfants me charmaient souvent ; je m’étais proposé d’en avoir à moi autemps où je songeais à épouser mon cousin Jacques. Si à présent je me détournais de ce projet, c’est d’abord parce que mon bonheur était trop compact pour qu’aucune nouveauté pût m’allécher. Un enfantn’eût pas resserré les liens qui nous unissaient Sartre et moi ; je ne souhaitais pas que l’existence de Sartre se reflétât et se prolongeât dans celle d’un autre : il se suffisait, il me suffisait. Etje me suffisais : je ne rêvais pas du tout de me retrouver dans une chair issue de moi. D’ailleurs, je me sentais si peu d’affinités avec mes parents que d’avance les fils, les filles que je pourraisavoir m’apparaissaient comme des étrangers ; j’escomptais de leur part ou de l’indifférence, ou de l’hostilité tant j’avais eu d’aversion pour la vie de famille. Aucun fantasme affectif ne m’incitaitdonc à la maternité. Et, d’autre part, elle ne me paraissait pas compatible avec la voie dans laquelle je m’engageais : je savais que pour devenir écrivain j’avais besoin de beaucoup de temps et d’unegrande liberté. Je ne détestais pas de jouer la difficulté ; mais il ne s’agissait pas d’un jeu : la valeur, le sens même de ma vie se trouvaient en question. Pour risquer de les compromettre, ilaurait fallu qu’un enfant représentât à mes yeux un accomplissement aussi essentiel qu’une œuvre : ce n’étais pas le cas. J’ai raconté combien, vers nos quinze ans, Zaza m’avait scandalisée en affirmantqu’il valait autant avoir des enfants que d’écrire des livres : je continuais à ne pas voir de commune mesure entre ces deux destins. Par la littérature, pensais-je, on justifie le monde en le créant àneuf, dans la pureté de l’imaginaire, et, du même coup, on sauve sa propre existence ; enfanter, c’est accroître vainement le nombre des êtres qui sont sur la terre, sans justification.