Rêves noirs
INTRODUCTION
La visite d'Eldorado introduit une pause dans un récit dont le rythme était jusque-là rapide et trépidant. Candide et Cacambo contemple dans l’émerveillement un monde qui leur apparaît le contraire de ce qu’ils connaissent. Cet épisode, par la place qu'il occupe au centre du roman, joue un rôle capital dans l'évolution de Candide. Pour le montrer, nous étudierons d'abord la façon dont Voltaire met en place une lecture critique d'Eldorado ; nous verrons ensuite en quoi ce pays est une utopie ; et enfin nous nous interrogerons sur la fonction de cette utopie dans le roman. 1. LA MISE EN PLACE D'UNE LECTURE CRITIQUE D'ELDORADO Le texte se présente à première vue comme un épisode de conte oriental. Les voyageurs vont d'étonnement en étonnement dans un décor où l'exotisme se mêle au merveilleux. Tout ce qu'ils voient leur paraît grand : « les grands officiers et les grandes officières », « les édifices publics élevés jusqu'aux nues », les « grandes places »… À l'impression de grandeur s'ajoute un sentiment d'abondance rendu par l'exagération des nombres : « deux files, chacune de mille musiciens », « mille colonnes », « une galerie de deux mille pas », « la millième partie de la ville » (ce chiffre de mille fait fortement songer à l'exotisme des "Mille et une nuits"). Cette magnificence est en outre soulignée par l'usage constant du pluriel et par le procédé de l'accumulation ; « On leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre ». Eldorado leur apparaît enfin comme un pays de perfection que met en évidence l'emploi du superlatif : « le plus de plaisir », « jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit ». Voltaire cependant empêche le lecteur d'adhérer naïvement à la fiction de ce conte oriental ; il l'oblige à prendre une distance à