Sarraute_ _L_Ere_du_soupcon
Ce que (le lecteur) a appris, chacun le sait trop bien, pour qu’il soit utile d’insister. Il a connu Joyce, Proust et Freud ; le ruissellement, que rien au-dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient. Il a vu tomber les cloisons étanges qui séparaient les personnages les uns des autres, et le héros de roman devenir une limitation arbitraire, un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte et retient dans ses mailles innombrables tout l’univers. Comme le chirurgien qui fixe son regard sur l’endroit précis où doit porter son effort, l’isolant du corps endormi, il a été amené à concentrer toute son attention et sa curiosité sur quelque état psychologique nouveau, oubliant le personnage immobile qui lui sert de support de hasard. Il a vu le temps cesser d’être ce courant rapide qui poussait en avant l’intrigue pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s’élaborent de lentes et subtiles décompositions ; il a vu nos actes perdre leurs mobiles courants et leurs significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d’aspect et de nom. Il a si bien et tant appris qu’il s’est mis à douter que l’objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l’objet réel.
Nathalie Sarraute, L’Ere du soupçon, 1956
Questions :
1) – Quelles sont les deux expressions utilisées pour qualifier le « héros de roman ». Expliquez le sens des ces expressions en vous appuyant sur le texte.
2) – Comment le personnage de roman a-t-il évolué ? Qu’a-t-on substitué à son image traditionnelle ?
3) – Quel autre aspest important du roman a changé ? Expliquez.