Roger Chartier : Je crois qu’un des problèmes auquel tu te confrontes et qui est aussi partagé par les historiens est ce que tu as appelé « la genèse au sein des individus biologiques des structures mentales », c’est à dire finalement comment les sujets, les agents sociaux incorporent un certain nombre de structures qui ensuite guident leurs comportements, leurs modes de conduites, la hiérarchie de leurs choix, leurs goûts. Et c’est aussi pour essayer de comprendre cette incorporation des structures mentales dans des individus biologiques - qui ont quelque chose en commun d’appartenir à une même espèce - que tu as essayé de proposer une notion opératoire - qui n’est peut-être pas traditionnelle au moins dans un état récent des sciences sociales - qui est la notion d’habitus. Ca peut paraître un peu barbare ce concept, ce mot. Pourquoi l’employer ? Et d’où vient-il finalement ? Est-ce que c’est quelque chose que tu as forgé ? Ou est-ce en rapport avec une autre tradition - celle-ci plus ancienne que le vocabulaire employé par exemple dans l’histoire des mentalités et dans les premières formes des Annales - que tu as situé ce projet ?
Pierre Bourdieu : La notion d’habitus est une très vieille notion puisqu’elle remonte à Aristote, traverse Saint-Thomas, etc. Mais je pense que la perspective généalogique n’apporte rien sur un concept. L’usage scientifique d’un concept suppose une maîtrise pratique et théorique des usages antérieurs et de l’espace conceptuel dans lequel le concept emprunté a été utilisé. Et en fait, à partir de cette maîtrise de l’espace on peut avoir une ligne théorique comme on a une ligne politique à partir d’une intuition des espaces politiques différents à travers lesquels les constantes structurales se maintiennent. La notion d’habitus, telle qu’on la trouve chez Aristote, chez Saint-Thomas ou au-delà, chez des gens aussi différents que Husserl, Mauss, Durkheim, Weber..., dit finalement quelque chose de très important : les sujets sociaux ne