Vers le Nord
"Et toi, où tu en es?
-Où j'en suis sur quel plan? professionnel, affectif, artistique?
-Tous.
-Tu veux savoir? Affectivement, c'est pas la joie; à toi je vais pas raconter de salades: depuis qu'Evelyne est partie, j'ai couché trois fois, sur presque un an…je saurais même plus te dire comment elles s'appelaient ni quel visage elles avaient… jamais revues… Professionnellement, bon, tu connais le naufrage de l'Éducation Nationale et tu connais même les noms des naufrageurs… Tiens, cette année j'ai des 1ères com; tu veux faire rédiger des dissertations littéraires à des élèves qui ne maîtrisent rien? Ceci étant, j'entretiens de bonnes relations avec ces élèves-là; ils voient bien que je travaille beaucoup pour eux et que les notes désastreuses qu'ils obtiennent ne sont pas pour les saquer; ils ont d'ailleurs pleinement conscience d'être absolument en-dessous de ce qu'on attend d'eux, mais qu'est-ce qu'ils peuvent faire? Et moi, qu'est-ce que je peux faire pour limiter le désastre?
-Et tes textes personnels?
-Pas le temps, et surtout plus envie. Ou sous forme de velléités: l'autre nuit, après une préparation de cours, vers deux heures et demie, encore le cerveau en ébullition, au lieu d'aller me coucher, j'ai ouvert un tiroir de mon bureau; va savoir pourquoi. J'ai retrouvé les 30 feuillets d'un texte écrit voilà une douzaine d'années; un truc que j'avais complètement oublié. L'histoire d'un jeune, très brillant, qui au moment d'intégrer l'ENA part pour les États-Unis sur un coup de tête. Je l'ai trouvé faible, ce texte! mais faible! Je comprends pourquoi il y a dix, douze ans, je l'ai abandonné. La seule chose qui avait dû vraiment m'intéresser, à cette époque, c'était la première phrase: "Bien qu'il eût réussi le concours d'entrée, il se passa d'ENA et s'esbigna en laissant tout en plan pour aller s'installer en Californie; là, au bout de trois semaines, il se retrouva, comme pour une destination inévitable, à Pasadena…" "passa d'ENA/