La lutte contre l’abstraction
La lutte contre l’abstraction
— la signification de l’acte de voir dans La Peste d’Albert Camus —
Maki ANDO
On peut considérer le terme « abstraction » comme un des plus importants dans La Peste, comme Peter Cryle et Harutoshi Inada l’ont mis en valeur1). Si l’on se réfère à la Concordance2) qui couvre tous les romans sauf La Mort heureuse et Le Premier Homme, œuvres inachevées et posthumes, le mot d’abstraction ne se trouve en effet que dans La Peste, dont la première publication date de 1947. Or, à l’époque où Camus rédigeait La Peste, il écrit dans Combat en 19463): « Nous vivons dans la terreur [...], parce que nous vivons dans le monde de l’abstraction4)». Il est sans doute certain qu’à travers la Seconde Guerre mondiale, où Camus se consacrait à écrire ce roman, il a attaché de l’importance à l’idée de l’abstraction. Dans ce roman dans lequel Camus a transposé plus ou moins son expérience de la guerre d’une façon allégorique, comment l’idée de l’abstraction est-elle décrite? En abordant cette question, nous pourrons révéler ce qui caractérise ce roman : la primauté de la perception visuelle.
I. L’invasion des abstractions
À propos de la fréquence du mot « abstraction(s) », on ne saurait trop souligner que le plus grand nombre apparaît autour de la scène du deuxième entretien du docteur Rieux avec le journaliste Rambert. Tout en refusant à ce dernier le certificat de complaisance qui lui permettrait de sortir de la ville, le docteur fait résonner dans sa tête, d’une façon obsessionnelle, un mot que le journaliste lui a adressé : « Vous vivez dans l’abstraction*5). » (p.1290) Dans cette
1)Voir Peter Cryle, « La Peste et le monde concret : étude abstraite » in La Revue des Lettres modernes, Albert Camus 8, sous la direction de B. T. Fitch, Minard, 1976, pp.9-25 ; Harutoshi Inada, « Comment raconter son propre malheur? - La dialectique de l’individuel et du général dans La Peste - », in Études de Langue et Littérature françaises, n ̊52, 1988,