Argent et hors de prix
Extrait d’un article de Marcel HÉNAFF (Revue esprit / Février 2002)
« Le mépris lié à l’argent semble provenir de la sorte d’immunité dont il bénéficie. Tous ses privilèges sont jugés étranges et indus. L’argent paraît doté d’un pouvoir illimité d’acquisition et d’appropriation. Illimité, cela veut dire excessif au-delà de toute mesure, car il existe une forme normale et raisonnable d’achat et de vente (on verra comment Aristote en a fourni une description philosophique précise) ; mais, au-delà de cet échange équilibré, l’argent peut manifester un pouvoir d’appropriation inquiétant. N’avoir pas fait quelque chose et pouvoir se le procurer quand bon nous semble, n’avoir pas mérité un honneur mais pourvoir l’obtenir en payant, n’avoir aucun goût mais pouvoir s’offrir des œuvres d’art exceptionnelles : voilà quelques-uns des privilèges scandaleux que l’argent assure. C’est là un pouvoir abusif qui l’apparente à l’arbitraire du tyran ou du prédateur. À ceci près qu’il n’exige ni audace – même celle, effrontée, du brigand –, ni risque physique. Il peut discrètement et efficacement tout acquérir, tout métamorphoser et renverser toutes les valeurs. »
« L’argent ouvre le sentiment du possible, il rend accessible une quantité illimitée de choix en raison même de son indétermination ; il est mobile, universel, d’une totale plasticité. Tel est le premier aspect de sa séduction, qui se confond aussi avec sa fonctionnalité. C’est à cela que tient, si l’on ose dire, la beauté inquiétante de son invention. Mais cette capacité illimitée de conversion est aussi ce qui lui confère une sorte de magie dangereuse ; son pouvoir semble supra-humain : pouvoir de tout métamorphoser. Il peut acheter les choses mêmes qui ne devraient pas se vendre. » « L’argent est non seulement un instrument capable de tout traduire, mais surtout de dissimuler, de tromper. C’est pourquoi il est devenu l’une des figures par excellence de l’imposture, et cela à plusieurs