Dans Les passions et les intérêts, Albert Hirschman soutient la thèse selon laquelle l'acceptabilité des conduites orientées par le profit personnel, à l'époque moderne, a été favorisée par la fonction régulatrice qu'on leur a prêtée. C'est la thèse du "doux commerce" dont "l'effet naturel est de porter à la paix", exposée, entre autres, par Montesquieu. La recherche du gain peut venir à bout de la violence guerrière ou politique. L'intérêt peut calmer les passions. Là où la moralité traditionnelle unissait dans une même réprobation les trois grandes concupiscences (sexe, pouvoir, argent), la dernière s'est progressivement détachée des deux autres, et le terme d'intérêt, se substituant à l'avarice ou à la convoitise, en est venu à qualifier une action motivée, rationnelle et utile. Détermination subjective, la recherche du gain est une passion, mais la capacité de l'intérêt à se distinguer des autres passions vient de son association à la raison. L'histoire du concept d'intérêt montre cette association (les expressions d'"intérêt" ou de "raison d'État" sont à peu près substituables). Si l'intérêt a eu tant de succès, c'est qu'on peut l'objectiver, l'établir et en discuter.
Or ces deux caractéristiques (l'intérêt comme passion régulatrice, son association à la raison) ont fini par se disjoindre. Si les intérêts peuvent régler les passions, c'est que les uns comme les autres agissent à l'intérieur d'un même domaine. Le concept d'intérêt, dans sa promotion positive, désigne aussi bien des conduites individuelles et privées que les comportements étatiques et publics : le concept se développe dans de constants allers et retours, du privé au public, de l'individuel au collectif. La thèse du "doux commerce" fait ressortir la capacité des conduites intéressées à se stabiliser, à se policer, d'elles-mêmes, sans qu'il soit nécessaire de les contraindre ou de les restreindre, mais, comme le montre Hirschman, cela n'entraîne, de Mandeville à Montesquieu, aucune exclusion de