Pour moi donc j'aime la vie
Pour moi donc j'aime la vie, Montaigne
Il ne faut point « passer » le temps, mais savoir jouir des moments heureux. Montaigne est expert en l'art de gouter la vie ; si intelligent, si raffiné que soit son épicurisme, il ne suffit pas à expliquer les accents si beaux qui terminent ce texte : cet amour de la vie vient d'une source plus profonde, la foi dans la Nature qui se confond avec Dieu.
J'ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon. Cette phrase ordinaire de « passe-temps » et de « passer le temps » représente l'usage de ces prudentes gens qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir et, autant qu'il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve et prisable et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; et nous l'a nature mise en main, garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous n'avons à nous plaindre qu'à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement : Stulti vita ingrate est, trepida est, tota in futurum fertur. Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune.Pour moi donc, j'aime la vie et la cultive telle qu'il a plu à Dieu nous l'octroyer. Je ne vais pas désirant qu'elle eût à dire la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir nnon moins excusablement de désirer qu'elle l'eût double ( sapiens divitiarum naturalium quoesitor acerrimus ) ; ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epiménide se privait d'appétit et se maintenait..; ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J'accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce