Suffit il de voir pour savoir?
Dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, monsieur Jourdain fait venir chez lui son tailleur, parce que les chaussures qu'il lui a faites « le blessent furieusement ». Afin de ne pas avoir à le rembourser, ce dernier prétend alors que les souliers sont parfaits : « Ils ne vous blessent point », affirme-t-il, « vous vous imaginez cela ». Et Jourdain de répondre : « Je me l'imagine, parce que je le sens. Voyez la belle raison. » Lorsque la sensation m'indique que mes pieds me font mal, on a beau vouloir me convaincre que je me trompe, la souffrance, elle, demeure bien réelle. Nous sommes donc tout naturellement enclins à faire confiance à nos sensations, et à croire le témoignage de nos sens : je ne serais certain au fond que de ce que je vois, entends, touche, bref, sens et ressens. Cependant, quand je me baigne et que je trouve l'eau froide, mon voisin peut la trouver tiède : si ma sensation de froid n'est pas douteuse, puis-je alors simplement attribuer la froideur à l'eau ? Ma sensation en effet s'explique peut-être non par la température de l'eau en soi, mais parce que je suis malade, en sorte qu'elle en dirait finalement plus long sur moi-même que sur le monde. Alors, suffit-il de voir pour savoir ? En d'autres termes : la perception est-elle à soi seule suffisante pour constituer la connaissance ? Le problème est le suivant : non seulement il est délicat de savoir ce qui, dans l'acte perceptif, vient de l'objet, et ce qui vient du sujet, mais la perception, toujours singulière, semble ne pas suffire à l'exigence d'universalité du savoir. Je peux certes voir ce triangle, et voir par une construction géométrique que la somme de ses angles est égale à 180 degrés ; mais comment passer de cette conclusion tirée à propos de ce triangle-ci, à un théorème universellement valable, c'est-à-dire vrai pour tous les triangles possibles ?
I. La thèse empiriste : tout savoir dérive d'un voir premier
Dans la Métaphysique, Aristote distingue l'expérience, l'art