Anthologie
Le pardon
Je me meurs, je succombe au destin qui m'accable.
De ce dernier moment veux-tu charmer l'horreur ?
Viens encore une fois presser ta main coupable
Sur mon coeur.
Quand il aura cessé de brûler et d'attendre,
Tu ne sentiras pas de remords superflus ;
Mais tu diras : " Ce coeur, qui pour moi fut si tendre,
N'aime plus. "
Vois l'amour qui s'enfuit de mon âme blessée,
Contemple ton ouvrage et ne sens nul effroi :
La mort est dans mon sein, pourtant je suis glacée
Moins que toi.
Prends ce coeur, prends ton bien ! L'amante qui t'adore
N'eut jamais à t'offrir, hélas ! Un autre don ;
Mais en le déchirant, tu peux y lire encore
Ton pardon.
Victor Hugo (1802-1885).
Recueil :Les chansons des rues et des bois (1865).
Lettre - J'ai mal dormi.
J'ai mal dormi. C'est votre faute.
J'ai rêvé que, sur des sommets,
Nous nous promenions côte à côte,
Et vous chantiez, et tu m'aimais.
Mes dix-neuf ans étaient la fête
Qu'en frissonnant je vous offrais ;
Vous étiez belle et j'étais bête
Au fond des bois sombres et frais.
Je m'abandonnais aux ivresse ;
Au-dessus de mon front vivant
Je voyais fuir les molles tresses
De l'aube, du rêve et du vent.
J'étais ébloui, beau, superbe ;
Je voyais des jardins de feu,
Des nids dans l'air, des fleurs dans l'herbe,
Et dans un immense éclair, Dieu.
Mon sang murmurait dans mes tempes
Une chanson que j'entendais ;
Les planètes étaient mes lampes ;
J'étais archange sous un dais.
Car la jeunesse est admirable,
La joie emplit nos seins hardis ;
Et la femme est le divin diable
Qui taquine ce paradis.
Elle tient un fruit qu'elle achève
Et qu'elle mord, ange et tyran ;
Ce qu'on nomme la pomme d'Ève,
Tristes cieux ! c'est le coeur d'Adam.
J'ai toute la nuit eu la fièvre.
Je vous adorais en dormant ;
Le mot amour sur votre lèvre
Faisait un vague flamboiement.
Pareille à la vague où l'oeil