Entretien sur la pluralité des mondes
FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686
Lors d'une promenade nocturne dans un parc, un philosophe fait à une marquise un cours de vulgarisation scientifique. La marquise se lamente de ce que, si la lune a des habitants, " on ne les connaîtra jamais... ".
" Ces gens de la lune, on ne les connaîtra jamais, cela est désespérant. – Si je vous répondais sérieusement, répliquai-je, qu'on ne sait ce qui arrivera, vous vous moqueriez de moi, et je le mériterais sans doute. Cependant je me défendrais assez bien, si je voulais. J'ai une pensée très ridicule, qui a un air de vraisemblance qui me surprend ; je ne sais où elle peut l'avoir pris, étant aussi impertinente1 qu'elle est. Je gage2 que je vais vous réduire à avouer, contre toute raison, qu'il pourra y avoir un jour du commerce3 entre la terre et la lune. Remettez-vous dans l'esprit l'état où était l'Amérique avant qu'elle eût été découverte par Christophe Colomb. Ses habitants vivaient dans une ignorance extrême. Loin de connaître les sciences, ils ne connaissaient pas les arts les plus simples et les plus nécessaires. Ils allaient nus, ils n'avaient point d'autres armes que l'arc ; ils n'avaient jamais conçu que des hommes pussent être portés par des animaux ; ils regardaient la mer comme un grand espace défendu aux hommes, qui se joignait au ciel, et au-delà duquel il n'y avait rien. Il est vrai qu'après avoir passé des années entières à creuser le tronc d'un gros arbre avec des pierres tranchantes, ils se mettaient sur la mer dans ce tronc, et allaient terre à terre4, portés par le vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau était sujet à être souvent renversé, il fallait qu'ils se missent aussitôt à la nage pour le rattraper, et à proprement parler, ils nageaient toujours, hormis le temps qu'ils s'y délassaient. Qui leur eût dit qu'il y avait une sorte de navigation incomparablement plus parfaite, qu'on pouvait traverser cette étendue infinie