Feuillet sans date - la nausée de sartre
Le mieux serait d'écrire les événements au jour le jour. Tenir un journal pour y voir clair. Ne pas laisser échapper les nuances, les petits faites, même s'ils n'ont l'air de rien, et surtout les classer. Il faut dire com- ment je vois cette table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c'est cela qui a changé. Il faut déter- miner exactement l'étendue et la nature de ce change- ment. Par exemple, voici un étui de carton qui contient ma bouteille d'encre. Il faudrait essayer de dire comment je le voyais avant et comment à présent je le Eh bien, c'est un parallélipipède rectangle, il se détache sur – c'est idiot, il n''y a rien à en dire. Voilà ce qu'il faut éviter, il ne faut pas mettre de l'étrange où il n'y a rien. Je pense que c'est le danger si l'on tient un journal : on exagère tout, on est aux aguets, on force continuellement la vérité. D'autre part, il est certain que je veux, d'un moment à l'aitre – et préci- sément à propos de cet étui ou de n'importe quel autre objet – retrouver cette impression d'avant-hier. Je dois être toujours prêt, sinon elle me glisserait encore entre
les doigts. Il ne fat rien mais noter soigneuse- ment et dans le plus grand détail tout ce qui se produit. Naturellement je ne peux plus rien écrire de net sur ces histoires de samedi et d'avant-hier, j'en suis déjà trop éloigné ; ce que je peux dire seulement, c'est que, ni dans l'un ni dans l'autre cas, il n'y a rien eu de ce qu'on appelle à l'ordinaire un événement. Samedi les gamins jouaient aux ricochets, et je voulais lancer comme eux un caillou dans la mer. A ce moment-là, je me suis arrêté, j'ai laissé tomber le caillou et je suis parti. Je devais avoir l'air égaré, probablement, puisque les gamins ont ri derrière mon dos. Voilà pour l'extérieur. Ce qui s'est passé en moi n'a pas laissé de traces claires. Il y avait quelque chose que j'ai vu et qui m'a dégoûté, mais je ne