La gazelle du sultan
C’était cependant une gazelle très commune, née dans la solitude des hauts plateaux du Yémen. Un pâtre l’avait trouvée toute petite auprès de sa mère blessée et il l’avait donnée à une chèvre à la place du chevreau qu’on avait fait rôtir. Elle s’ébattait maintenant dans les jardins du sultan, se mirait avec grâce dans l’eau tranquille des bassins. À l’appel de son maître elle accourait en bonds harmonieux portée semblait-il par d’invisibles ailes.
Yaya l’avait toujours auprès de lui, couchée à ses pieds, quand il rendait la justice, et bien des fois il fut plus clément pour la détresse humaine quand le regard limpide et doux de ces grands yeux se levait sur lui.
Elle mangeait dans sa main et venait l’éveiller s’il tardait trop, lorsque résonnait l’appel de la prière. Elle le suivait en tous lieux, et prenait part à sa vie comme si réellement elle avait appartenu au monde des hommes.
En cela elle ne différait pas des autres gazelles, ses sœurs, car toutes se font aimer par la même grâce délicate. L’énigme de leurs yeux profonds trouble un peu l’homme inquiet devant le mystère, aussi imagine-t-il tout ce qui plaît à son cœur et met-il en ses pauvres bêtes si simples une âme pareille à la sienne.
Un soir, assez tard dans la nuit, Osman3, en quittant le sultan, aperçut la gazelle au milieu du parc, broutant au clair de lune. Le lieu était désert. Une idée inattendue, brusque et précise comme la lueur d’un éclair quand elle fait surgir de la nuit les plaines et les montagnes, lui traversa l’esprit ; cette bête, vraiment, tenait-elle au cœur de son ami autant que lui-même ?
La parole de son père lui revint en mémoire : "Ne sois jamais le familier d’un sultan, car son amitié est vaine..."
II caressait doucement la gazelle, tandis que ces pensées mélancoliques montaient