Le grand cahier
C’est la guerre. Soldats, officiers, occupation, pénurie, froid, combines. Déportés. Là-dedans, les deux gamins encore tendres se jurent que cela ne se passera pas comme ça. Ouvrent leurs yeux, ferment leur cœur. Elaborent une morale personnelle et une discipline de vie fondée sur des exercices d’endurcissement physiques et psychologiques, le tout renforcé par la lecture et l’enrichissement de l’esprit.
Survivre dans l’abjection générale. S’en servir le cas échéant. Rétablir des poches de justice par tous les moyens, y compris le crime… Se servir de tout : curé pédophile susceptible de chantage, séances avec un officier sado-maso également dispensateur de tendresse et de leçons particulières, bonnes dispositions d’une domestique à la chair tendre…
Le monde selon le grand cahier où les garçons notent les faits, rien que les faits, ressemble à un champ de mines où poussent, ici et là, de rares fleurs d’enfance.
Mais au-delà de l’effroi que suscite l’expérience imaginée par la hongroise Agota Kristof _expérience dont on peut penser qu’elle fut, peu ou prou, partagée par maints enfants de la guerre, ce qui stupéfie chez des êtres si jeunes, c’est la conception de soi-même, vu comme un matériau susceptible de se transformer suivant un dessein personnel, et la force d’âme qui les fait se détruire afin de survivre.
Ni enfants, ni adultes, les jumeaux d’Agota Kristof sont les produits monstrueux de la haine et de la bataille qu’elle mène, à divers niveaux, en chaque être humain.
Mise en scène par l’argentine Paola Giusti, la pièce se donne sur un grand plateau nu, nimbé d’une lumière crépusculaire. Une valise, des bougies, des machins, des tissus, et tout est là. Le reste, c’est à dire l’essentiel, est assuré par une bande de comédiens qui passent d’un rôle à l’autre sans