Le sauvage et le civilisé
1. Mythe
Il n'y a pas de peuple qui vive à l'état sauvage, ou naturel. L'idée est même contradictoire, puisque pour qu'il y ait un peuple, il lui faut disposer d'un minimum d'institutions, au moins une langue. De fait, les peuples qui ne disposent pas d'État, loin de vivre dans l'anomie, sont souvent ceux qui sont soumis aux règles collectives les plus contraignantes. D'ailleurs, dans une optique plus ou moins marquée par le scientisme, on tend à assimiler à une forme de sauvagerie la soumission de ces peuples à des rites et des croyances que nous ne comprenons pas. En particulier, l'occidental est à la fois fasciné et mis mal à l'aise par la cruauté de certains rituels, qui révèlent assez crûment la proximité du religieux et de la gestion de la violence. Comme le montrent les profondes différences qui existent entre eux, les peuples sans État ne manifestent pas ce qu'est la réalité humaine spontanée, mais seulement une façon particulière d'être homme. Surtout, on n'y trouvera pas de purs individus délivrés de toute aliénation collective, mais plutôt une conception à la fois ritualisée et fusionnelle du groupe. Il est en fait assez difficile de parler de manière générale de ces peuples divers sans y projeter, ne serait-ce qu'en les nommant collectivement (« peuples primitifs », « peuples premiers », « tribus »), non pas tellement nos propres institutions, mais plutôt leur négatif. Le sauvage est d'abord le fantasme de l'absolument autre, de la transgression. Les hommes du Moyen Âge, lors de leurs fêtes, se déguisaient volontiers en « sauvages », ce qui pour eux ne représentait rien de précis ni de localisé, pas plus par exemple