Les liaisons dangereuse
La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont
Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! & vous voulez m’enseigner, me conduire ! Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles ! Etre orgueilleux & faible, il te sied bien de vouloir calculer mes moyens & juger de mes ressources ! Au vrai, Vicomte, vos conseils m’ont donné de l’humeur, & je ne puis vous le cacher.
Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Présidente, vous m’étaliez comme un triomphe d’avoir déconcerté un moment cette femme timide & qui vous aime, j’y consens ; d’en avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris & vous le passe. Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous espériez la dérober à mon attention, en me flattant de l’effort sublime de rapprocher deux [ 253 ] enfants qui, tous deux, brûlent de se voir, & qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l’ardeur de ce désir ; je le veux bien encore. Qu’enfin vous vous autorisiez de ces actions d’éclat, pour me dire d’un ton doctoral, qu’il vaut mieux employer son temps à exécuter ses projets qu’à les raconter ; cette vanité ne me nuit pas, & je la pardonne. Mais que vous puissiez croire que j’ai besoin de votre prudence, que je m’égarerais en ne déférant pas à vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une fantaisie ! en vérité, Vicomte, c’est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous !
Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles à surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à vous ? Une belle figure, pur effet du hasard ; des grâces, que l’usage donne