Peut-on apprendre a vivre ?
Notre véritable étude est celle de la condition humaine. Celui d’entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé ; d’où il suit que la véritable éducation consiste moins en préceptes qu’en exercices. Nous commençons à nous instruire en commençant à vivre ; notre éducation commence avec nous ; notre premier précepteur est notre nourrice. Aussi ce mot éducation avait-il chez les anciens un autre sens que nous ne lui donnons plus : il signifiait nourriture. Educit obstetrix, dit Varron ; educat nutrix, instituit paedagogus, docet magister. Ainsi l’éducation, l’institution, l’instruction, sont trois choses aussi différentes dans leur objet que la gouvernante, le précepteur et le maître. Mais ces distinctions sont mal entendues ; et, pour être bien conduit, l’enfant ne doit suivre qu’un seul guide.
Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas. On dit qu’Hermès grava sur des colonnes les éléments des sciences, pour mettre ses découvertes à l’abri d’un déluge. S’il les eût bien imprimées dans la tête des hommes, elles s’y seraient conservées par tradition. Des cerveaux bien préparés sont les monuments où se gravent le plus sûrement les connaissances humaines.
Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions [10]. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors ? Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire : il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Que fera donc dans la bassesse