Quelques réflexion sur les lettres persanes
LETTRE IX.
MONTESQUIEU – 26 –
T
Usuis ton ancien maître dans ses voyages ; tu parcours les provinces et les royaumes ; les chagrins ne sauraient faire d’impression sur toi : chaque instant te montre des choses nouvelles ; tout ce que tu vois te récrée et te fait passer le temps sans le sentir. Il n’en est pas de même de moi, qui, enfermé dans une prison affreuse, suis toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins. Je gémis, accablé sous le poids des soins et des inquiétudes de cinquante années ; et, dans le cours d’une longue vie, je ne puis pas dire avoir eu un jour serein et un moment tranquille. Lorsque mon premier maître eut formé le cruel projet de me confier ses femmes et m’eut obligé, par des séductions soutenues de mille menaces, de me séparer pour jamais de moi-même, las de servir dans les emplois les plus pénibles, je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune. Malheureux que j’étais ! Mon esprit préoccupé me faisait voir le dédommagement, et non pas la perte : j’espérais que je serais délivré des atteintes
LETTRES PERSANES – 27 – de l’amour par l’impuissance de le satisfaire. Hélas ! on éteignit en moi l’effet des passions, sans en éteindre la cause, et bien loin d’en être soulagé, je me trouvai environné d’objets qui les irritaient sans cesse. J’entrai dans le sérail, où tout m’inspirait le regret de ce que j’avais perdu : je me sentais animé à chaque instant ; mille grâces naturelles semblaient ne se découvrir à ma vue que pour me désoler. Pour comble de malheurs, j’avais toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je n’ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l’ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur et un affreux désespoir dans l’âme. Voilà comme j’ai passé ma misérable jeunesse. Je n’avais de confident que moi-même ; chargé d’ennuis et de chagrins, il me les fallait dévorer, et ces mêmes