L'ironie dans essais, ii, 12
Introduction
On peut concevoir de l’embarras à examiner l’ironie, cette figure polymorphe et fuyante du discours dédoublé, chez un auteur, Montaigne, qui recourt à de nombreux procédés de dédoublement, et pour cause : « Je suis moi-même la matière de mon livre », écrit-il en avertissement au lecteur ; ainsi, le projet même des Essais les constitue en reflets changeants, diffractés, de l’homme qui signe l’œuvre : elle est son image troublée, son double. On peut s’effrayer, surtout, d’étudier l’ironie dans un chapitre, l’« Apologie de Raimond Sebond », que le titre même annonce ironique – puisque par « apologie » il faut entendre son contraire ou, du moins, sa contrefaçon (comme le cheval de Troie contrefait la réconciliation). Ayant restitué rapidement le chapitre, l’œuvre et l’auteur à leur contexte (I), on balisera d’abord le sujet en pointant ce qu’il n’est pas (II) : paradoxes, doubles sens, contradictions explicites, distanciations grammaticales... le texte abonde en exemples de dédoublements qui, n’entrant pas dans le champ de l’ironie, nous aideront à la définir. Le champ qui en relève, on le verra, reste vaste. On se propose de l’explorer (III) en s’intéressant successivement aux quatre catégories de victimes (ou « ironisés ») repérables ici : l’auteur lui-même (auto-ironie) ; le sens commun ; les doctes (philosophes, sages, etc.) ; et la condition humaine en général. Sous ces différents angles, nous traquerons l’ironie de Montaigne en action, ce qui nous conduira à interroger ses moyens, ses effets et ses enjeux.
I – Éléments de contextualisation
L’« Apologie de Raimond Sebond » (désormais l’Apologie) est, de loin, le chapitre principal du livre deuxième des Essais dont il occupe près de la moitié du volume. Montaigne s’y propose de défendre la Théologie naturelle, ouvrage par lequel un certain