L'EMPIRE DES SENS ET LE MYTHE D'ARISTOPHANE
Philippe Lacarien
Le 18 Mai 1936, dans un hôtel de Tokyo (Japon), une serveuse découvre le corps étranglé et émasculé d’un homme de 41 ans prénommé Ishida Kichizo, marié et père de famille. Quelques jours plus tard, la police arrête une jeune femme « resplendissante de bonheur » dans une rue de Tokyo, une corde dans une main et les attributs de son amant dans l’autre, serrés contre son coeur. Lorsque la police l'arrête, elle avoue son identité avec fierté et raconte elle-même comment, du 23 avril au 7 mai, elle a poussé jusqu'à l'extrême son amour fou pour Kichizo. Celui-ci était d’accord pour lui sacrifier sa famille, son commerce, sa vie même. Le 20 mai, les journaux annoncent l'arrestation de la « sorcière » Abe Sada.
Prostituée, nymphomane, castratrice, meurtrière, vénale, ce que l’on appelle encore « l’affaire Abe Sada » condense bon nombre d’aspects de ce que la féminité a de plus sulfureux, mais aussi de plus mystérieux. De la mante religieuse à l’amazone, de Lilith à Salomé, les mythes et traditions populaires ne manquent pas pour décrire cette espèce de terreur, toute masculine, finalement, liée à la castration, la détumescence, le post-coïtum, le sexe et la mort. Par son seul nom, Sada réalise, du moins dans l’imaginaire occidental, une tendance à l’abjection, à la divinisation du sexe et à la critique des mœurs, née avec le Marquis de Sade et continuée avec Loüys, Bataille, Guyotat, pour ne citer qu’eux.
« Ce que par amour, confia Abe Sada durant son procès, je fus inéluctablement amenée à faire ne se ramène pas seulement à l’érotomanie. » Curieusement, pendant le procès, Abe Sada bénéficia même du soutien de l’opinion publique japonaise. Le 21 décembre 1936, Sada fut condamnée à six ans de réclusion pour meurtre et détérioration de cadavre. Elle est, aujourd’hui encore, considérée au Japon comme une figure populaire.
L’Empire des Sens (Titre original : Ai no corrida, 1976), de Nagisa Oshima, s’inspire directement