Extrait etienne de la boetie, discours de la servitude volontaire (posthume : 1576)
[Un lien d’amitié étroit liait La Boétie à Montaigne, qui édita les œuvres de son ami, mort prématurément à l’âge de 33 ans. Dans cet essai, écrit à l’âge de 18 ans, La Boétie cherche à libérer l’homme, en vue de son bonheur, de toutes les servitudes qu’il se laisse imposer. Ici, s’opposant aux thèses sur le pouvoir tyrannique défendues par Machiavel dans Le Prince (1513), La Boétie dénonce la soumission servile des sujets à un mauvais prince.]
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres(1) à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, volet et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous surveillent, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne vienne de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous attaquer, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du brigand qui vous pille, les complices